Souvenirs de jeunesse de Peter Handke

PHOTO_ToujoursLaTempete_©MichelCorbou_11_header-995x150En allant voir « Toujours la tempête », pièce de Peter Handke, mise en scène par Alain Françon, qui passait à la MC2 de Grenoble (après avoir été représentée à l’Odéon et dans diverses villes de France), je me doutais bien que je n’allais pas être déçu. C’était renouer avec ce grand et beau spectacle vu à Avignon il y a deux ans : « Par les villages », mis en scène par Stanislas Nordey, et donc revivre ces moments de joie où des textes d’une grande force nous font frémir, nous font littéralement sortir de nous-mêmes, surtout lorsqu’ils sont dits par de grands comédiens (à l’époque il s’agissait d’Emmanuelle Béart, de Jeanne Balibar, de Stanislas Nordey lui-même, ainsi que d’Annie Mercier). « Toujours la tempête » est bien sur le même registre, avec, cette fois, les « grands » que sont Dominique Reymond, Laurent Stocker (de la Comédie Française), Dominique Valadié, Wladimir Yordanoff, Gilles Privat.  Mention spéciale pour les deux premiers cités, Laurent Stocker parce qu’il incarne un « moi » omniprésent tout au long de la représentation, Dominique Reymond parce qu’elle campe une mère incroyablement présente (même quand elle n’est pas là !), parlant et se mouvant sur scène avec une grâce magnifique. Mais Dominique Valadié est aussi parfaite en sœur (de la mère) rebelle, Yordanoff comme patriarche qui entend faire régner l’ordre à la maison et Privat comme oncle borgne qui, après son enrôlement dans les partisans et ses déceptions d’après guerre, essaie de tirer la morale de cette histoire. Car cette pièce raconte ni plus ni moins que l’enfance de l’auteur (ou du moins de quelqu’un de très proche de l’auteur), né en Carinthie en 1942 (ça, on l’a toujours su) au sein de la minorité slovène. S’il est né en 42, en pleine guerre, c’est parce que sa mère, raconte-t-il (ou bien la mère du personnage qui lui est infiniment proche) avait succombé à un bel officier allemand et que cet amour devait culminer dans la nuit fatale où le petit Peter fut engendré (« à la fin du printemps. Entre la floraison du lilas et celle du sureau. Entre minuit et quatre heures du matin« ), nuit inoubliable pour cette femme qui disparaît de la pièce dans la seconde moitié (hélas pour nous), afin de partir à la recherche de l’amant allemand dans les ruines du Reich vaincu. Le petit Peter, quand il naît, c’est peu dire qu’il est mal accueilli par la famille : on voit l’oncle (incarné par Gilles Privat) secouer rudement le landau en ne mâchant pas ses mots à propos de ce petit bâtard, qui, pourtant, si l’on en croit « moi », présent sur scène comme témoin de l’histoire, ne lui en voudra jamais… Cette pièce est un chant d’amour vibrant adressé à toute une famille, ceux qui ont survécu à la guerre et ceux qui sont morts (deux oncles, une tante). L’idée géniale d’avoir tenu à faire incarner le narrateur (« moi ») par un comédien sur scène fait de cette histoire mieux qu’un récit historique, c’est la reconstitution, non linéaire, d’une mémoire d’où sort chaque personnage.

PHO9d07a716-c32b-11e4-8498-6182530f8a16-805x453Mais cette pièce raconte aussi la résistance de cette population slovène contre les nazis, seule résistance organisée conduite de l’intérieur du Reich allemand (puisque l’Autriche, comme on sait, avait été annexée…). C’est là où la mise en scène est très belle, tout en restant discrète et légère : il suffit d’un sol irrégulier censé représenter une terre aride, l’évocation de quelques arbres, l’entrée et la sortie sur le plateau de deux membres de la famille (la tante et l’oncle) en habit de treillis pour mettre en place une atmosphère de maquis et d’ombre. La tante (Dominique Valadié) qui, au début, est Ursula, toujours triste et grincheuse, devient Snezena, « la neigeuse » en slovène, combattante qui perdra la vie, prononçant les plus belles paroles de la pièce. Quant à l’oncle Valentin, qui joue les gandins, parle anglais et part au front avec belle ardeur, il n’en reviendra pas, comme n’en reviendra pas non plus le plus jeune, Benjamin, enrôlé par l’armée allemande alors qu’il ne pouvait appuyer sur la gâchette de son doigt paralysé.

toujours_la_tempete_corbou-1_0C’est à Gregor (l’oncle) que Handke laisse le récit de la fin de cette histoire : les résistants slovènes ont gagné puisque le Reich s’est effondré, mais qu’ont-ils gagné au juste ? Dix jours de fête pour célébrer la fin du conflit et la liberté retrouvée, puis de nouveau l’adversité : les résistants ne furent pas en odeur de sainteté… le qualificatif de « bandit » que l’occupant leur accolait fit honteusement retour, à l’occupant allemand devait succéder l’occupant anglais et la langue slovène ne fut pas davantage reconnue que par le passé. L’amertume politique de Handke – son démon ? – refait surface dans un long plaidoyer pour son pays. Vieille histoire dont il ne s’est visiblement pas remis. L’ermite de Clamart n’en aura donc jamais fini de ressasser la déchéance de son peuple et de sa langue. Mais n’est-ce pas plutôt sa mère qu’il pleure ainsi ?

APA10353776 - 23112012 - SALZBURG - …STERREICH: ZU APA TEXT KI - Schriftsteller Peter Handke  im Rahmen eines Interviews  mit der Austria Presse Agentur (APA) am Donnerstag, 22. November 2012, in Salzburg.  Handke feiert am 6. Dezember seinen 70. Geburtstag. APA-FOTO: BARBARA GINDL

(cette belle photo de l’écrivain vient du site de Die Presse)

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6 commentaires pour Souvenirs de jeunesse de Peter Handke

  1. Les Allemands ont la chance d’avoir un écrivain de cette stature (c’est bien de terminer ton article sur sa photo !).

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  2. Debra dit :

    Merci. Ça donne envie de voir le spectacle, surtout dans un contexte où le théâtre professionnel à Grenoble ne se porte pas si bien que ça…

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  3. Debra dit :

    Pour vous.
    C’est sans rapport, mais comme je le trouve très important, je vous le communique.
    Une amie anglaise m’a informée ce matin que la nouvelle édition du dictionnaire anglais d’Oxford pour la jeunesse vient de sortir, et les éditueurs ont cru bon de supprimer une grande quantité de mots désignant la nature, les plantes, les fleurs, les animaux, au profit de quoi ?
    Vous l’avez deviné : le jargon informatique.
    Cela s’appelle… un « projet pédagogique » ? De la propagande ?
    Et oui…pour nous, les modernes, le dictionnaire est peut-être plus encore la Bible que la Bible elle-même, qui, du moins, n’a pas la prétention d’être autre chose que du religieux…
    Qu’est-ce que je dis depuis longtemps ? Quand on chasse Dieu par la porte, il revient par la fenêtre, sous des formes où il est parfois méconnaissable…
    C’est triste à en mourir, je trouve.
    Pas étonnant qu’il y en ait tant à l’heure actuelle qui dépriment…

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