Par où commencer ? Cela, je pense, a été toujours la première question du voyageur s’en revenant d’une expédition lointaine où il a été le parcoureur de tant de lieux nouveaux (pour lui), le témoin de tant de scènes d’interaction inattendues, le visionneur de tant d’inscriptions, d’enseignes, de noms de rues et de gares, le goûteur de tant de mets nouveaux, le visiteur de palaces, de musées, de temples, l’expérimentateur de modes de vie et de pratiques, l’emprunteur de moyens de transport dont les itinéraires et les cartes lui posaient tant de problèmes d’interprétation. Programmer un voyage pour soi, puis réaliser ce programme en devant parfois l’adapter n’ont jamais été tâches faciles. Il y faut du temps, de l’énergie. De la passion. Ces denrées, nous en avons encore même si l’âge en nous progresse. Au cours de ce voyage, j’aurai atteint l’âge au-delà duquel, selon la fameuse devise d’Hergé, on a fini d’être un lecteur de Tintin. J’éprouve cela comme paradoxal au moment même où je me sentais peut-être plus que jamais Tintin dans une de ses nouvelles aventures qui aurait pu s’appeler, Tintin au Pays du soleil levant.
Oui, par où commencer ? Pas nécessairement par le début. Ne pas suivre forcément la chronologie, même si parfois elle explique bien des choses, notamment que l’on ait été troublé par des situations parce que nous ne les connaissions pas encore, alors que plus tard dans le voyage elles ne nous troubleraient plus, habitués que nous serions devenus à certains faits qui sonnaient pour nous comme des étrangetés, comme cette chose si banale que dans certains pays du monde, on ne numérote pas les étages de la même façon que chez nous, ou bien que nous devions faire attention à ne pas laisser nos baguettes posées n’importe comment autour de l’assiette ou du bol de riz. Commencer par ce qui nous reste de plus beau dans notre souvenir. Pour moi, ce fut la promenade de ce premier samedi, jour de fête pour les Japonais, le long du Tetsugaku No Michi, dit aussi Chemin de la philosophie, à Kyôtô, qui relie, en gros, le temple d’Eikan-do au Ginkaku-ji (Temple d’Argent), avec un détour si on le souhaite avant de le commencer à suivre, par le Nanzen-ji. Son nom vient d’un philosophe zen qui l’empruntait chaque jour pour se rendre à son lieu d’enseignement, Kitarô Nishida. On peut supposer qu’à l’époque (il est mort en 1945) il y avait moins de monde qu’aujourd’hui à se presser le long des berges de ce petit canal aux eaux pures où vivent encore de grosses carpes (qui peut-être existaient déjà, elles?). Mais on ne saurait toujours se plaindre de la présence des foules, elles sont composées de gens comme nous, qui éprouvent comme bien naturel le désir de se promener, voire de pique niquer sous les frondaisons des cerisiers en fleurs, ce qu’au Japon, on appelle hanami. Il y avait donc du monde, ce samedi-là, qui était le début du premier week-end où les cerisiers avaient atteint l’aube de leur floraison, et parmi ce monde, beaucoup de femmes qui, pour l’occasion avaient tenu à revêtir leur plus beau kimono, et de couples aussi, où l’homme, comme la dame, s’était paré de vêtements traditionnels. C’est dire la beauté de l’ensemble, la fraîcheur, l’enthousiasme d’un printemps frais éclos. Les cerisiers du Japon sont de diverses sortes1, certains sont pleureurs, certains sont roses, leurs fleurs peuvent être petites comme des poussières d’étoiles ou grosses comme des papillons, dans tous les cas, elles font penser à de la neige, qu’elle soit fine ou tombant en patouillards comme on dit dans les montagnes valaisannes. Et tout cet étalage de blancheur parfois teintée de rose nous porte en silence d’un temple à un autre.
J’étais déjà venu en ces lieux, mais en plein été, j’avais même déjà visité le Nanzen-ji même si je ne m’en souvenais plus, mais la révélation m’en fut faite lorsque je vis ces panneaux muraux de l’école Kano et ces statuettes en bois que cette fois-là, j’avais photographiés (ce que je ne pourrais plus faire aujourd’hui, le droit à la photographie ayant été supprimé). La première fois qu’on entre dans un de ces grands édifices en bois comme la porte Sanmon dont la première construction date des alentours du XIIIème siècle (époque de Kamamura), on est violemment impressionné par la hauteur du bâtiment, par sa masse, toute en bois et qui nous semble même être faite sans un clou, juste par assemblage de pièces savamment découpées. Il y eut sûrement beaucoup de guerres et de conflits entre les clans à ces époques lointaines, et peut-être même aussi entre les écoles zen qui s’épanouissaient à foison au point que chaque temple marque son appartenance à l’une d’elles (ici à la branche Rinzai, et la guerre à laquelle il est fait allusion est celle du siège d’Osaka en 1614, entre le shôgun Tokugawa et le clan Toyotomi). C’est dans le bâtiment central, dit le Grand Hojo, un peu plus loin, que l’on peut voir les œuvres classiques de la période Momoyama, environ le XVIème siècle, marquée par les débuts de l’école Kano, famille de peintres experts dans l’art de la représentation animale. Leurs tigres sont prêts à nous dévorer et le plumage de leurs aigles brille d’une encre intense. Mais ils ont aussi représenté leurs contemporains, notamment ceux qui s’installent sous un arbre en fleurs pour se livrer paisiblement à une partie de go. Qui étudiera en détails les œuvres des peintres de cette famille reconnaîtra parait-il deux styles, mais qui ne diffèrent l’un de l’autre que par des détails infimes, la finesse des moustaches du tigre peut-être, à moins que ce ne soit la forme des plumes du rapace. On devine les querelles entre les branches familiales sur la meilleure façon de représenter.
Le chemin commence vraiment près du temple Eikan-do, où j’étais déjà venu, aussi, mais dont je me souvenais fort bien, car c’est toujours une émotion que de retrouver ce petit bouddha Amithaba dans sa niche qui tourne la tête vers l’arrière afin, dit la légende, d’encourager un peu son disciple, le moine Eikan, qui s’est semble-t-il endormi à le suivre. Le geste est naturel, il exprime comme une semonce, un ordre, un « mais qu’est-ce que tu lambines ? Réveille-toi donc au lieu de rêvasser sur la cime des arbres ». Le Genkaku-ji, quelques kilomètres plus loin, dit aussi Temple d’Argent nous offre surtout un dédale de sentiers dans une nature somptueuse, un chemin serpentant au milieu des étangs, des grands pins et des jardins secs au milieu desquels se dresse le petit temple de bois à la silhouette si élégante, se mirant dans une eau limpide où vivent quelques poissons. Je ne sais pourquoi, la joliesse du bâtiment et son reflet dans l’eau, tout comme la façon dont se presse la foule, manifestement séduite par tant de beauté me rappellent… le petit château d’Azay-le-Rideau, lui aussi bénéficiant des mêmes atoûts et plus connu par son aspect extérieur que par ce que l’on y trouverait à l’intérieur.
Le Chemin de la philosophie est ponctué de petites échoppes pour le repos du philosophe bien entendu, ce sont pour l’essentiel des échoppes artisanales, petites maisons de bois où une cuisinière avisée a su planter trois ou quatre tables, maisons un peu plus vastes avec des intérieurs en salles séparées par des fusuma (cloisons de papier), terrasses offertes au promeneur par un vieil homme qui propose aux passants les gâteaux confectionnés par son épouse, cake au citron ou cake à la canelle, « made by my wife ». Une musique étrange en ces lieux sourd d’un vieux lecteur de cassettes pendant que nous buvons notre thé : des chansons réalistes françaises des années trente… un couple âgé allemand s’arrête à son tour et nous questionne sur l’origine de ces chansons, mais nous ne saurons rien de plus sur la raison d’être de ces choix avant de repartir sur le chemin, passant d’une rive à l’autre, et finissant par nous asseoir à nouveau au bord du canal, dégustant cette fois une glace au thé macha (il fait déjà chaud en ce premier jour d’avril), et moi commençant ma série de dessins à l’encre sur le carnet que j’ai pris avec moi à cet effet. Quand le soleil décline, les fleurs des cerisiers se teintent d’orangé, l’eau devient plus bleue, lentement descend le froid de la nuit.
(Retour par le bus. Le 17. Les touristes étant guidés par de jeunes employés pour qu’ils se mettent en rang comme il faut et qu’ils ne se trompent pas de numéro).
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Un autre jour à Kyoto. Entre les deux, il y eut une nuit dans une auberge de jeunesse (notre choix d’hébergement, autant que cela est possible, au cours du voyage), petite tour au sud-ouest de la gare, à l’enseigne bien venue d’une chouette avisée, petite chambre à lits superposés, voisinage avec de jeunes élèves qui sont là comme dans un pensionnat de jeunes filles. Nous sommes souvent guidés par nos souvenirs, parfois pour notre bonheur, d’autre fois avec le risque de ne pas retrouver ce que nous avons connu. Ce matin-là, nous avons pris notre bus 215 sur le parvis de la gare, direction un autre temple, le Daitoku, qui nous reste en mémoire comme un lieu de soleil et de grâce, un grand parc de pins soigneusement taillés, « éduqués » par des tuteurs, avec de place en place de nombreux temples « secondaires » (24 au total, dont seuls 4 sont ouverts au visiteur) dont le plus connu est le Daisen-in. Le Daisen-in est un bijou caché, une petite bâtisse construite autour des jardins secs les mieux réussis, et propices à la méditation. Un chef d’œuvre de la période Muromachi. Las, les ordres religieux sont parfois des ordres marchands. Ici la direction du temple a compris le parti à tirer de l’afflux des visiteurs. Contributions financières, interdictions nombreuses (de photographier au prétexte que les touristes feraient le commerce des vues qu’ils prennent, ne serait-il pas plus judicieux de dire simplement que l’on peut mettre entre parenthèses son appareil photo afin d’atteindre un meilleur niveau de concentration). Dommage. Mais le lieu est toujours-là. La galerie de bois court autour des paysages de fiction. L’émotion serait intacte si l’on n’accrochait aussitôt à nos basques une brave dame qui serait là pour nous aider mais nous hurle des mots incompréhensibles en un prétendu français. Nous l’éloignons. On peut enfin respirer avec le rythme des vagues tracées sur le gravier.
Plus modeste mais plus accueillant, le Korin-in, qui, lui aussi, enserre un jardin de gravier et de rocs voulant exprimer un paradis ancien, avec un buisson d’azalées et des pierres qui seraient le symbole du mont Elysium. Quant au grand parc, il est plein d’interdictions nouvelles et nos pas ne peuvent s’éloigner longtemps des chemins convenus.
1- le cerisier japonais est de l’espèce prunus serrulata et connaît de nombreuses variétés, parmi lesquelles Hisakura, Kanzan, Shirotae… voir wikipedia https://fr.wikipedia.org/wiki/Prunus_serrulata