L’élitisme républicain (suite)

Toutes les « unes » du jour sont à l’heure de « l’échec scolaire de la France » (titre, par exemple, du Dauphiné Libéré). La question qui vient à l’esprit est non celle de savoir si cela recouvre ou non une réalité (bien sûr, cela en recouvre une) mais celle de savoir pourquoi « aujourd’hui », alors que la même enquête « Pisa » dont il est question dans ces articles a déjà fait l’objet d’études, la plus notable d’entre elles étant celle des sociologues Chistian Baudelot et Roger Establet, parue sous le titre provocateur de « L’élitisme républicain », dans la fameuse collection rouge dirigée par Pierre Rosanvallon (« la République des Idées », au Seuil) en 2009. J’y avais consacré un billet il y aura deux ans au mois de mars, dont je reproduis ici quelques passages :

il est faux de croire qu’il est possible de dégager « une élite » en laissant à leur triste sort la masse des rejetés du système : les chiffres de l’enquête PISA le montrent, « l’élite est bonne quand la masse n’est pas mauvaise ». Les courbes sont parlantes : dans un graphique représentant chaque pays par deux coordonnées, l’une, verticale, portant la proportion d’élèves très forts, l’autre horizontale, portant le pourcentage d’élèves très faibles, on a, en haut à gauche : Corée du Sud, Finlande, Suisse, Belgique, Pays-Bas (proportion d’élèves très forts élevée, mais proportion d’élèves très faibles basse), en bas à droite : Italie, Grèce, Turquie, Mexique. La France est au milieu (donc : peut mieux faire…).

Il est vain de croire dans les vertus du redoublement. En ce domaine, la France détient le record. Or, les pays qui ont les meilleurs résultats à l’enquête (Corée, Japon, Islande) n’ont quasiment pas de redoublement. C’est le redoublement à haute dose qui, semble-t-il, plombe le système français du point de vue de ses résultats globaux : les redoublants s’améliorent en effet très peu, en général.

La France n’est pas le pays de l’égalité réalisée par l’école, où celle-ci compenserait les inégalités de départ dues aux inévitables différences de « capital culturel » familial. Au contraire, il y a moins d’écart de réussite scolaire entre un fils d’ouvrier et un fils de cadre japonais, suédois ou sud-coréen, qu’en France entre un enfant de cadre intellectuel et un enfant d’ouvrier. La France serait ainsi « le paradis de la prédestination sociale ».

Il est faux que « les enfants d’immigrés feraient baisser le niveau ». « Il n’existe pas de corrélation positive entre les proportions d’élèves issus de l’immigration et l’ampleur des écarts de performance entre eux et les élèves autochtones ». « pas de relation statistique significative entre le pourcentage d’autochtones et les performances moyennes de chaque pays en compréhension de l’écrit, en mathématiques ou en culture scientifique ».

« L’école française, concluent Baudelot et Establet, est trop et trop tôt sélective. Elle demeure au XXIème siècle otage des idées qui l’ont vue naître à la fin du XIXème : distinguer une petite élite sans se soucier d’élever significativement le niveau des autres. Pour certains, peu nombreux, la méritocratie scolaire est une course aux meilleures positions ; pour d’autres, très nombreux, elle se traduit par une relégation rapide et désormais particulièrement coûteuse sur le marché du travail ».

Or, cette manière de penser s’est vue affublée d’un nom : « élitisme républicain », comme si la seule vertu d’un qualificatif allait métamorphoser une idéologie néfaste en quelque chose de bon !
La brochure des deux sociologues rejoint dans sa conclusion l’article publié dans « le Monde » du 10 mars (« les 16-25 ans, génération qui a perdu foi en l’avenir ») qui faisait état d’un rapport fourni par un autre sociologue, Olivier Galland, selon qui :

« Toutes les enquêtes montrent que la jeunesse française va mal. Les jeunes Français sont les plus pessimistes de tous les Européens. Ils n’ont confiance ni dans les autres, ni dans la société. Ils apparaissent repliés sur leur classe d’âge et fatalistes. ».

Dans les deux cas, les causes du malaise sont identifiées :

« le modèle méritocratique ne fonctionne plus dans une école de masse qui doit gérer des talents et des aspirations scolaires de plus en plus diverses. L’obsession du classement scolaire, qui est à la base de l’élitisme républicain, la vision dichotomique de la réussite qui sépare les vainqueurs et les vaincus de la sélection scolaire, mais également la faillite de l’orientation, aboutissent à un système qui élimine plutôt que de promouvoir le plus grand nombre », dit O. Galland.

« Disons-le d’emblée, disent Baudelot et Establet, la plupart des problèmes identifiés par cet exercice de comparaison à grande échelle pointent un même ensemble de causes : l’élitisme républicain de notre école, sa culture du classement et de l’élimination précoce, sa tolérance aux inégalités et à leur reproduction. »

Il y aurait encore évidemment beaucoup à dire sur l’école française. Dans une chronique d’abonné en ligne sur le site « Le Monde.fr » , une certaine ccileParis19 apporte un témoignage bouleversant concernant le quotidien d’un prof ordinaire. Ce genre de témoignage n’est pas nouveau, au point qu’il se banalise. Récemment un film passé sur une chaîne publique (« La fracture » d’Alain Tasma et Emmanuel Carrère) montrait avec toute la crudité souhaitable la situation réelle qui prévaut dans maints établissements scolaires. Les enseignants sont chaque jour méprisés, piétinés, bafoués dans leur dignité la plus élémentaire, au point que l’on se demande comment ils peuvent tenir. Quand on lit les commentaires sur ce genre de témoignage, on est pris de malaise : les personnes qui montrent ainsi leur souffrance se font parfois invectiver par des collègues : c’est qu’elles s’y prennent mal. Une certaine « marie-claire » demande ingénument pourquoi on ne nomme pas, comme en Allemagne, un psychologue référent pour chaque enseignant afin de l’aider à tenir le coup (pourquoi aussi ne pas délivrer immédiatement la boîte de Prozac, pendant qu’on y est). On pense aux femmes violées terrorisées à l’idée de parler de ce qu’elles ont subi, par peur des regards des autres. Ce rapprochement n’est pas inopportun : car c’est bien de viol mental et symbolique que ces récits nous entretiennent. Faut-il incriminer « les élèves » ? Ce serait sans doute trop facile et méconnaître les violences qu’eux-mêmes subissent dans leur vie de tous les jours. La solution ne réside sûrement pas dans une « criminalisation » des individus qui fréquentent l’institution scolaire. Alors quoi ?
Ne faudrait-il pas, face à un tel drame qui va s’amplifiant chaque année, décréter pour le moins, l’éducation grande cause nationale. Au premier rang. Bien avant la dépendance et toutes les problématiques avancées par notre inénarrable timonier afin de caresser un électorat âgé dans le sens du poil. On remettrait (peut-être) enfin en cause une mentalité déplorable qui ne vise qu’un seul objectif : la (re) production d’une élite (P. Bourdieu déjà dans les années soixante en avait fait l’analyse magistrale, demeurée lettre morte), et qui, de plus, parce qu’elle ne vise que cela… n’y arrive même plus. Serait peut-être enfin attaqué un système hyper-centralisé, où peu d’expériences peuvent être tentées. Peut-être aussi se rendrait-on compte (comme on le vient de le faire aujourd’hui – il était temps – à propos du rythme scolaire) de l’inadéquation des grands effectifs (une trentaine d’élèves souvent devant chaque professeur – dans une émission récente, une enseignante débutante avouait timidement qu’elle n’arrivait pas à voir au-delà du premier rang !).
Il en irait bien sûr de notre avenir… et en tout cas de ceux qui nous sont les plus chers (nos petits-enfants par exemple…)

 

Cet article, publié dans Ecole, est tagué , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

12 commentaires pour L’élitisme républicain (suite)

  1. « Grande cause nationale », comme le cancer et autres sujets qui font partie de la liste tournante des pubs gouvernementales ?

    Il s’agit plutôt de changer de politique, d’accorder la priorité au budget de l’Education nationale, et non de supprimer 30 000 ou 40 000 postes de profs tout en faisant appel à des étudiants ou à des retraités pour effectuer des remplacements, d’éradiquer le système de formation des jeunes profs, de rogner sur les heures et les programmes, etc., de stigmatiser les fonctionnaires, etc.

    La grande cause nationale, ce sera d’abord l’éviction du plus haut personnage de l’Etat qui a inauguré et cautionné ce désastre mis en oeuvre par les différents ministres (dont l’actuel ancien employé de chez L’Oréal) sous sa coupe et ses lubies insupportables.

    J’aime

    • alainlecomte dit :

      oui, je voulais dire une « vraie » grande cause nationale, comme cela pourrait avoir lieu dans d’autres pays, où on se lance vraiment dans un grand débat sur le sujet (en Finlande, ils ont fait ça sur les retraites par exemple). Bien sûr, c’est une honte d’entendre en lieu et place de cela les propos lénifiants d’un Luc Chatel. Il faut en effet accorder les moyens nécessaires en postes (diminuer les effectifs des classes va dans ce sens) et améliorer notablement le système de formation des profs. Le scandale des jeunes profs envoyés cette année faire leur première année de cours est l’illustration de la manière dont l’Etat (incarné par qui nous savons) non seulement ne considère pas l’éducation comme une grande cause, mais la considère comme une sous-cause.

      J’aime

  2. role k dit :

    en attendant la mise en chantier de cette grande cause nationale par les gouvernements (qui ne le feront jamais) quel chantier est ouvert pour l’ado, ses parents, les enseignants : dans leurs relations au quotidiennes. Merci pour cet article qui donne un éclairage à ma situation ! ne pas rester inconscient des problèmes dans lesquels nous sommes tous embarqués : c’est une priorité.

    J’aime

  3. role k dit :

    oups vous pouvez corriger : au quotidien bien sûr ! merci !

    J’aime

  4. matrioch k. dit :

    le sujet est important, difficile à traiter ; ce matin, sur france culture, une des propositions consistait à revaloriser le salaire des enseignants. Nous ne serions plus ridicules. Diminuer les effectifs, non, il faut un effet de groupe. Donner des cours particuliers à ceux qui en ont besoin oui, mais ce sont eux les plus absents.
    Le manque d’enthousiasme de nos jeunes est transmis par leurs parents qui ne croient pas en l’école et ils ont bien raison : belle lucidité.

    Non à la hiérarchie ; oui à l’autonomie et aux initiatives individuelles ; non à ceux qui nous notent et qui ne savent rien du métier car ils n’ont eu de cesse que de plonger vers l’administratif.
    Un enseignant qui aime son taf reste avant tout enseignant ; mais afin d’enseigner ce que l’on sait, notre part de culture commune, morceau de patrimoine pacifique, et il s’agit d’une tartine, on enseigne d’abord ce que l’on est et l’humanité que l’on véhicule, notre moëlle.

    Le problème grave de l’éduc. nat. c’est que tout le monde se fout de tout, tire la couverture à soi, laisse crever son voisin, racle un max. de privilèges individuels, n’a aucun sens du collectif et aussi, surtout même que les gens au pouvoir ne sont pas les gens les plus compétents, ni les plus intellgents ( nous en avons de belles preuves ces temps ).

    De mon expérience, les gens les plus doués sont sur le terrain.
    Il faudrait non pas redescendre les infos et les consignes, mais les remonter, de la base vers le haut.

    Et cesser de nous demander tout le temps d’en faire plus, car on en fait déjà beaucoup.

    ( je range, c’était le souk )

    J’aime

  5. argoul dit :

    Très bon billet. j’avais envisagé de parler du Pisa(ller) mais j’ai renoncé : trop de profs comme lecteurs… Et puis la sempiternelle rancoeur contre le Mammouth à la soviétique – ça change quoi ? Personne n’ose toucher aux zavantages zacquis et le SNES est toujours contre tout par (Grand) Prrrinccciipp. Je ne vous savais pas venu sur WP, vous aussi. Vous entrez en favori.

    J’aime

  6. alainlecomte dit :

    Argoul, merci de ce commentaire. A vrai dire, je ne cherche pas particulièrement à choquer mes amis enseignants du secondaire… je sais qu’ils sont très chatouilleux, mais je respecte leur attitude, sachant les difficultés qui sont les leurs.
    Oui, j’ai migré…. comme beaucoup d’autres! Merci pour le favoritisme… je ne suis pas sûr de bien savoir à quoi ça correspond sur une plateforme de blog (je suis un dilettante du blog).

    J’aime

  7. Jean-Marie dit :

    Parmi les nombreux blogs sur l’Education nationale, on ne perd pas son temps en allant voir celui-là : http://linstithumeurs.canalblog.com/ …. C’est sur l’Ecole primaire; pas le secondaire. Mais important quand même, non ?

    J’aime

  8. Ping : « L’échec scolaire français », quel rapport ? | L’instit’humeurs

  9. Ping : L’élitisme républicain | L’instit’humeurs

Laisser un commentaire